26 novembre 2006

Bellebat

Extrait du manuscrit


Il y a à Bellebat un endroit particulier, retiré du monde, où entre les arbres subsiste l’esprit des druides. Bellebat, ou Bera Bal, la belle vallée, fut une dépendance de l’abbaye de La Sauve-Majeure. Ravagée par la peste, l’abbaye s’occupa de la repeupler de gavaches (1).

M. Léo Drouyn nous a tantôt montré les emplacements de la voie romaine entre Basset et Lassaque, des camps romains de Ballet et de l’Houstau-Neu et nous y avons flâné, méditant sur le paganisme des druides, sur celui de l’Antique Rome qui tenait aussi le rouvre (2) en grande estime et sur la vraie religion du sanctuaire chrétien à quelques lieues de là. Que de rites, que de croyances pour une si petite vallée. Je songe à Ausone, fier de son origine biturige (3), qui devait bien connaître l’endroit. L’église, en partie romane, élève une voûte de belles dimensions sur quatre colonnes. Elle aussi célèbre la nature à sa façon avec ses curieux chapiteaux entourés de médaillons cordiformes (4) et de pommes de pin. La vallée est si peu peuplée que l’église était autrefois fortifiée et offrait le seul refuge des lieues à la ronde.



Vallée presque déserte mais si riante. Où qu’on aille à Bellebat, notre âme est incessamment attirée vers la magnétique forêt qui borde les vertes prairies. Et au cœur des bois règne sa majesté le chêne à gui. On croit à tort que le chêne à gui est commun dans nos forêts, il est en vérité fort rare. En Guyenne, je n’en connais qu’en la forêt de La Boye, au château de Landiras et en la forêt de Bellebat. Le gui est une plante adventice (5), quod non sua seminat arbos (6) nous dit Virgile dans l’Enéide. Assurément, le gui est magique. Alors qu’il vive aux dépens de la sève d’arbre fort différent, il ne présente jamais de variation dans sa forme. Il pousse aussi dans toutes les directions, vers la terre ou en parallèle, mais jamais il ne cherche à s’élever vers le ciel comme les autres plantes. Le meilleur des contrepoisons, il guérit de la stérilité, c’est un talisman excellent contre la mort, celle de l’individu mais aussi celle du chêne qui, grâce au gui, sera plusieurs fois centenaire. Il est symbole de verdure éternelle sur la force noueuse des branches sacrées. Voilà tant de raisons pour lesquelles je ne puis me détacher de mes rêveries aux pieds du chêne à gui de Bellebat sans peine. A chaque novembre, j’ai la sensation d’un arrachement lorsque mes bras délacent le tronc et que mes mains quittent l’écorce. Et quand elles le quittent, ce n’est jamais tout à fait en vérité. Mes pensées restent dans la sylve (7) et parfois un songe m’y ramène comme Chateaubriand dans Les Martyrs :



« On s'avança vers le chêne de trente ans, où l'on avait découvert le gui sacré. On dressa au pied de l'arbre un autel de gazon. Les sénanis y brûlèrent un peu de pain et y répandirent quelques gouttes d'un vin pur. Ensuite un eubage vêtu de blanc monta sur le chêne, et coupa le gui avec la faucille d'or de la druidesse ; une saie blanche étendue sous l'arbre reçut la plante bénite ; les autres eubages frappèrent les victimes, et le gui, divisé en égales parties, fut distribué à l'assemblée. »



Notes (ces notes sont de moi, elles ne figurent pas sur la manuscrit)
  1. Gavache : en ancien français, synonyme de lâche, poltron. Mais je pense que l’auteur l’utilise dans un tout autre sens qui m’échappe.
  2. Rouvre : une sorte de chêne.
  3. Biturige : de la peuplade celtique appelée en latin les Bituriges Vivisci qui s’était installée en Gironde.
  4. Cordiforme : qui est en forme de cœur.
  5. Adventice : qui n’a pas été semé nous dit le Littré.
  6. Phrase latine : je ne suis pas latiniste mais cela doit vouloir dire « qui ne se sème pas sur les arbres ».
  7. Sylve : la sève ou la forêt, je ne sais pas.


Ma visite sur place



J’avais repéré ce passage depuis un moment déjà mais j’attendais l’automne et plus encore novembre pour aller voir ce fameux chêne à gui. La route qui quitte La Sauve pour se rendre à Bellebat est très jolie à cette époque de l’année et elle suit effectivement une vallée, celle qui aura donné le nom au village. Il y a sans doute quelques maisons de plus qu’il ne devait y en avoir à l’époque, mais pour le reste, le coin reste semblable à l’idée qu’en donne le manuscrit. En revanche, fiasco total pour trouver la voie romaine. Entre les deux lieux dits (Basset et Lassaque), il n’y a que la route et des habitations, aucun autre vestige visible que cette ruine au loin perdue entre forêts et vignes. Le temps de reprendre la voiture et me voilà à la porte de l’église. Fermée, évidemment. Du coup, je n’ai rien vu d’autre que le bas relief naïf au dessus de la porte et le triste cimetière : pas de voûtes, pas de colonnes, pas de fortifications. Quant aux deux lieu-dit indiqués pour les camps romains (Ballet et de l’Houstau-Neu) je ne les ai pas trouvé sur la carte romaine. Peut-être que je vois des « l » sur le manuscrit où je devrai lire des « s » et le camp serait donc à Basset…



De toute façon, le véritable but de mon excursion dominicale, c’est le chêne à gui. Là, j’ai eu plus de chance. D’abord parce que la route est en partie indiquée par un panneau au rond point en quittant Bellebat et ensuite parce que j’ai croisé un chasseur qui connaissait bien le lieu. On le trouve sans peine au départ du petit chemin sur la droite, juste après le rond point en direction de Montignac. Le chêne est petit, ce qui m’a un peu surpris, je l’imaginais plus impressionnant. Mais c’est bien lui, couvert de gui comme de belles décorations aériennes. J’ai donné les mains à mon amie et nous avons entouré le chêne avec nos corps. C’est vrai que l’on peut ressentir des sensations, comme un courant qui nous traverse. Intéressant comme expérience. Pour le reste, il est difficile d’imaginer des druides venant ici pratiquer des cérémonies quand traînent dans le fossé des carcasses de télé et de fours. Je n’ai jamais compris ce qu’espéraient les crétins qui balancent leurs ordures dans la forêt. Que les feuilles les recouvrent ? Que les machines à laver soient absorbées par la terre ou démontées par les fourmis ?



Mais la journée est merveilleusement ensoleillée et les couleurs de l’automne invitent à la promenade. Ce que nous avons fait en flânant dans ces grandes prairies qui n’ont pas trop changé si on s’en tient à l’évocation faite dans le manuscrit. Des heures bien agréables se sont doucement écoulées là…